Un maître de rhétorique, Lucien de Samosate PARTIE 1

Publié le par frédéric poupon

             Un maître de Rhétorique de Lucien de Samosate,

 

 

 

 

 

 

 

 

 

«On semble ne pas avoir encore seulement pensé ici que l’éloquence et l’écriture sont des arts qui ne peuvent être acquis sans la direction la plus minutieuse et l’apprentissage le plus pénible.»

 

                                 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, III.

 

 

 

 

 

«Moi aussi, si je vous ai raconté mon songe, c’est pour que les jeunes gens prennent le meilleur parti et s’adonnent à l’étude, surtout ceux que la pauvreté inspire mal et incline vers le pire et qui sont prêts à gâter un naturel qui n’est pas sans noblesse.»

 

                                          Lucien de Samosate, Le Songe, 18.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de «Un maître de rhétorique»[1].

 

 

 

On sait peu de choses de Lucien de Samosate, Syrien qui naquit dans la capitale de la Commagène, qu’il ne nous ait dites lui-même. Ainsi Schwartz de noter dans sa biographie[2] qu’il « n’est pas possible d’écrire la vie de Lucien », car « les trois notices extrêmement brèves de Lactance, Eunape et Isidore de Péluse ne nous fournissent pas d’indications vraiment dignes de foi (pas plus que les scolies, Photius et la Suda). »[3] Quant au silence de Philostrate, qui est le biographe des orateurs de la seconde sophistique, on peut estimer comme W. C. Wright le suggère, qu’il (Philostrate) « observes the sophistic convention of silence as to one who so excelled and satirized them all. He was a renegade not to be named. »[4]

 

 La plupart des informations biographiques (elles ne sont pas si nombreuses dans l’oeuvre de Lucien) doivent être accueillies avec prudence, puisque données par l’auteur [5]. Mais notre propos n’est pas ici d’établir une biographie de ce dernier, ni de savoir, comme cela a déjà été discuté, dans quelle mesure on peut accorder du crédit à ce qu’il nous dit de lui-même. Pour les certitudes biographiques, nous nous appuyons sur le travail de J. Schwartz précédemment cité. Notre intérêt est exclusivement littéraire, ce qui veut dire que c’est l’homme de lettres qui nous intéresse et que nous voulons toucher. Ce qui attire notre attention, c’est que Lucien semble coupé de son époque, ne parle jamais de la Rome qui domine alors le monde occidental[6]. Mais il n’en demeure pas moins que son insolence, son ironie, son oeuvre a un but, une fin, et qu’elle est moins vaine et superficielle que les autres productions de son époque, tout en leur étant très proches. Ce n’est pas rien que de faire profession « de haïr les fanfarons, les charlatans, les menteurs, les orgueilleux »[7], la tâche de Socrate n’était pas autre. Ce dernier condamnait par la maïeutique les usurpateurs qui revendiquait pour eux la sagesse ; ce qui les différencie, c’est que Lucien ne se situe pas sur le même plan, il n’est pas absolument philosophe, ne propose pas de système, mais utilise les armes du rire et du ridicule dans une littérature nourrie de l’enseignement rhétorique. Et, comme il nous semble que penser n’est pas nécessairement dogmatiser[8], nous tâcherons de montrer qu’Un maître de Rhétorique révèle un Lucien penseur, à défaut de philosophe, et intellectuel soucieux, préoccupé du problème de l’éducation, souci grec par excellence.

 

 

 

1) « Vois ce fameux Démosthène, de quel père il était le fils et quel grand homme j’en ai fait » (Le Songe ou La vie de Lucien, 12.)

 

  La question est débattue de savoir s’il faut mettre en doute ce que Lucien révèle de lui-même dans ses textes. Ainsi peut-on lire dans l’Histoire de la littérature grecque, que :

 

« il y a sans aucun doute beaucoup d’exagération dans l’image que Lucien donne de lui-même dans Le Songe ou dans La double accusation : un petit ‘Syrien’ en caftan à l’accent barbare transformé par la magie de la rhétorique en un membre de l’élite qui a sa place réservée au premier rang du théâtre et un orateur à succès qui se produit dans tout l’Empire romain. »[9]

 

Il importe peu, selon notre point de vue, de connaître le degré de véracité des informations de Lucien sur lui-même, mais il importe de voir que, si cela est faux, la  paideia est du coup d’autant plus importante, a une dimension politique plus forte, puisqu’il a cru bon alors de falsifier, dans et par ses textes, sa vie, et de se faire naître dans un milieu sociale pauvre. Le maquillage historique, si c’en est un, révèle alors davantage la pensée de l’auteur. Lucien songe, si sa condition modeste est un artifice, à la notion d’éducation et à sa valeur politique.

 

C’est dans le Songe que Lucien révèle sa pauvreté, dès le premier paragraphe :

 

«  Comme je venais de quitter l’école, ayant atteint l’âge de l’adolescence, mon père tint conseil avec ses amis sur le métier qu’il devait me faire apprendre. La plupart furent d’avis que celui des lettres demandait beaucoup de peine et beaucoup de temps, des dépenses considérables et une fortune brillante ; or la nôtre était médiocre et réclamait un prompt secours. Si, au contraire, j’apprenais un de ces métiers manuels qui étaient les leurs, tout d’abord, il me procurerait tout de suite à moi-même de quoi me suffire et je ne serais plus, grand comme je l’étais, à la charge de mes parents ; enfin avant longtemps je réjouirais le coeur de mon père en lui apportant au fur et à mesure  ce que je gagnerais. »

 

Ce tableau d’une famille de fortune médiocre que le fils aîné doit soutenir en trouvant rapidement une source de revenue afin de n’être plus une charge pour la famille mais désormais un soutien, est d’une vérité sociale et psychologique que nul ne peut contester, si vraie même, si parfaite pour l’observation, qu’il est légitime d’être sceptique quant à son authenticité. Notons cependant que, d’emblée, l’éducation, qui mène à la carrière de sophiste, de conférencier itinérant, est le chemin de l’ascension sociale, de la réussite. Ainsi dans Un maître de Rhétorique ; au paragraphe 2 :

 

« Examine donc combien sont ceux qui n’étant rien auparavant devinrent glorieux, riches, et, par Zeus, très nobles grâce à leur éloquence. »

 

Et Lucien de citer souvent les exemples illustres et convenus de Démosthène, Eschine, et Socrate.

 

Tant dans le Songe que dans Un maître de Rhétorique, la rhétorique est associée à la gloire, la richesse, la reconnaissance universelle, avec une différence de taille cependant de l’un à l’autre texte, à savoir que dans le Songe la rhétorique apporte ce que Péguy appellerait un accroissement intérieur, opposé à un faire valoir dans le siècle, mondain et intéressé, qu’incarne ici la caricature du maître de rhétorique Julius Pollux. Dans le Songe, c’est une valeur positive. Quand l’Education visite Lucien, enfant, pour lui inspirer sa vocation, elle lui tient ce discours :

 

« [...] je te ferai connaître d’abord une foule de choses sur les hommes d’autrefois, je te rapporterai ce qu’ils ont fait d’admirable, ce qu’ils ont dit, et je ferai de toi un savant presque universel. En même temps, j’ornerai ton âme, la partie souveraine en toi, d’une foule de belles choses, tempérance, justice, piété, douceur, équité, intelligence, patience, amour du beau, aspiration à l’idéal ; car voilà vraiment les purs ornements de l’âme.[...] Celui qui à présent est pauvre, fils d’un inconnu, qui naguère s’était décidé pour un métier si vil, sera dans peu un objet d’émulation et de jalousie pour tous, honoré et loué, réputé pour les plus belles qualités, admiré de tous ceux que distinguent leur noblesse ou leur richesse, vêtu d’un habit comme celui-ci (elle montrait le sien, qui était tout à fait brillant), jugé digne du pouvoir et de la première place. Et quand tu iras en voyage, même en terre étrangère, tu ne seras pas inconnu et obscur ; je mettrai sur toi des marques si éclatantes que chacun de ceux qui te verront, poussant son voisin, te montrera du doigt en disant : ‘ C’est lui.’ [...] Vois ce fameux Démosthène, de quel père il était le fils et quel grand homme j’en ai fait. Vois Eschine, fils d’une joueuse de tambourin, comme Philippe l’a honoré à cause de moi. » [10]

 

   La rhétorique, qui est alors le mode d’action privilégié de l’éducation (c’est à dire la paideia), est donc le chemin de l’ascension sociale, une voie de progrès. Cela n’est pas insignifiant pour un grec, il y a là l’écho du discours de Périclès au livre II de La guerre du Péloponnèse de Thucydide quand l’orateur déclare, à propos du régime politique athénien :

 

« XXXVII. [...] La loi, elle, fait à tous, pour leurs différends privés, la part égale, tandis que pour les titres, si l’on se distingue en quelque domaine, ce n’est pas l’appartenance à une catégorie, mais le mérite qui vous fait accéder aux honneurs ; inversement, la pauvreté n’a pas pour effet qu’un homme, pourtant capable de rendre service à l’Etat, en soit empêché par l’obscurité de sa situation. [...] XL. Nous cultivons le beau dans la simplicité, et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté. Nous employons la richesse de préférence, pour agir avec convenance, non pour parler avec arrogance ; et quant à la pauvreté, l’avouer tout haut n’est jamais une honte : c’en est une plutôt de ne pas s’employer en fait à en sortir. » [11]

 

  Ce sont ces valeurs, nous semble-t-il, que Lucien songe à défendre, mais en creux, dans Un maître de Rhétorique, c’est à dire le mérite récompensé, l’accès aux richesses légitimé par l’industrie de chacun. Mais nous reviendrons sur ce point ; pour l’instant, nous signalons le modeste milieu social dans lequel Lucien se fait naître, s’il n’y est pas véritablement né[12] .                          

 

                                   

 

                                            

 

2)Un « petit ‘Syrien’ en caftan à l’accent barbare »[13]

 

  À ce premier élément biographique, s’ajoute son caractère barbare. Dans le texte Le pêcheur ou les ressuscités, Lucien se trouve accusé par les philosophes de les avoir calomniés, il obtient le droit de se défendre lors d’un procès que la Philosophie elle-même va juger. Il se présente ainsi à cette dernière : 

 

« Je suis Syrien, Philosophie, né sur les bords de l’Euphrate. Mais qu’importe ? Parmi ces gens qui me poursuivent, j’en connais qui par leur naissance ne sont pas moins barbares que moi. Mais le caractère et la science ne dépendent pas du fait d’être né à Soles, à Cypre, à Babylone ou à Stagire, et l’on n’en vaut pas moins à tes yeux pour être barbare de langage, pourvu qu’on ait un esprit droit et juste. »[14]

 

   C’est l’autre élément de la biographie de Lucien qui nous paraît important. Jean Sirinelli ne manque pas de le relever :

 

« Lucien est né à Samosate sur l’Euphrate en 119. Il est pleinement conscient qu’il s’agit là des limites ultimes de la romanité et de l’hellénisme mêlés.[...] Il n’y a pas qu’un blâme dans l’apostrophe célèbre du Comment écrire l’histoire où il reproche à un historien ignorant d’avoir placé Samosate en Assyrie. Il y a comme le cri de quelqu’un qui l’a échappé belle. » [15] Car la langue maternelle de Lucien est le syriaque, qu’il apprit probablement dans les villes ioniennes d’Asie Mineure[16]. C’est peut-être pour cela qu’il écrit une des langues les plus pures de son époque, dans la mesure où l’apprentissage pour lui fut dur, opiniâtre, et qu’il y excella.

 

  Le jugement de M. Croiset dans ses Leçons de littérature grecque, qui s’adressent essentiellement aux jeunes hellénistes, peut faire autorité :

 

« À tous les mérites de Lucien, il faut ajouter celui d’une langue correcte et pure. Nourri des meilleurs écrivains de la période classique, il parle presque leur langage : il a pris, pour ainsi dire, dans leur commerce, quelque chose de leur accent ; il n’est plus un Attique, mais il est le premier des Atticistes, et l’un de ceux chez qui l’imitation sent le moindre effort. Malgré l’époque où il a vécu, sa pensée et son style sont éclairés encore par un rayon (un dernier rayon) de cette pure lumière qui s’était appelée l’esprit attique. [17]  »

 

 Il convient de noter que Lucien est assez bien représenté dans les manuels de langue grecque[18] ; son œuvre est elle-même propre à éduquer. Ce n’est pas sans intérêt quand on met en relief son rapport avec la paideia.

 

 Ainsi Lucien est-il étranger au monde gréco-romain, il est né à sa limite : 

 

« Cet homme, juges, n’était encore qu’un jeune garçon, barbare de langage et je pourrai presque dire vêtu de la robe à manche à la mode assyrienne, lorsque je le trouvais en Ionie, errant et ne sachant que devenir. »[19]

 

 Il désire ce monde, souhaite s’y intégrer, ce qu’il ne peut faire que par l’intermédiaire de la rhétorique, c’est à dire de l’éducation. Il connaît les anciens par coeur, Homère notamment ; probablement pour l’avoir travaillé avec acharnement dans sa jeunesse. Ainsi, son effort pour s’éduquer fut probablement d’autant plus intense et passionné qu’il fut un acte de volonté. S’il est assez souvent considéré comme un classique, il faut se souvenir quel prix cela a dû lui coûter, malgré ses qualités naturelles, et son agilité d’esprit (« ... il me paraissait bien doué pour apprendre » dit la Rhétorique à propos de notre auteur[20]). Cet aspect psychologique permet de voir que Lucien est d’autant plus attaché à la culture hellénique, à sa défense, qu’il lui appartient de manière singulière, presque artificielle. De là, on peut voir que si Lucien n’évoque pas Rome, il lui est sinon hostile du moins opposé de fait sur le plan politique.

 

   C’est ce que semble démontrer Peretti dans son ouvrage (Luciano, un inttelletuale greco contro Roma, Firenze, 1946), et Reardon d’écrire :

 

« Le Nigrinos de Lucien est supposé, par Peretti, donner la réplique au discours Sur Rome d’Aristide. Lucien, grec d’adoption, est plus prompt que ne l’est Aelius Aristide, né grec, à être sévère envers  ceux qui semblent menacer son credo nouvellement acquis , c’est le cas du converti qui ne permet pas volontiers ni à lui-même ni à autrui le laxisme envers sa foi que s’accorde celui qui possède cette foi de naissance. » [21]

 

Ces deux éléments d’ordre psychologique viennent appuyer une lecture engagée de Un maître de rhétorique, en effet cela conforte l’idée d’une implication politique réelle de Lucien dans le domaine culturel, celui d’un renouveau hellénique.

 

 

 

3) L’homme instruit (pepaideumenos) et la paideia.

 

   Après ces considérations essentielles et pour l’opinion que nous avons de Lucien, de son oeuvre, et pour notre objet, c’est à dire la présentation de Un maître de Rhétorique, il faut évoquer désormais l’homme de culture qu’il fut, c’est à dire le pepaideumenos.

 

Il est un artiste, et un homme qui reçut la solide éducation de son époque, si solide cette éducation, dirons-nous, qu’elle a permis même à des gens sans talents d’être hommes de lettres. La réflexion de Nietzsche qui se désole que « celui qui parmi les Allemands voudrait se former comme orateur ou bien apprendre dans une école le métier d’écrivain, ne trouverait nulle part maître ou école »[22] nous fait constater que la paideia à l’époque de Lucien avait une grande importance, même si elle n’est jamais qu’un moyen d’aller à soi, et non pas une fin en elle-même, elle fait de l’homme éduqué un homme de culture. Et chez Nietzsche, c’est peut-être une raison majeure pour opposer la Grèce à l’Allemagne, car il remarque chez la première « du sérieux et de la sévérité dans la conception des tâches de l’éducation. »[23] Le pepaideumenos est celui qui a été formé par la rhétorique non seulement à l’éloquence, mais aussi à la connaissance de la culture grecque classique, c’est le lettré. Et du lettré à l’écrivain, il n’y a souvent qu’un pas, et quand l’époque est riches en intellectuels, elle est riche aussi en écrivains, ce qui ne garantit en rien la qualité de la littérature produite. Ainsi, si Lucien est un ‘auctor doctus’, ce n’est pas à son époque la qualité de docte qui est la moins courante, mais bien plutôt celle d’auteur. On avait alors une facilité à confondre et à associer les deux. C’est pourquoi Reardon, reprenant par là une distinction de Bompaire, définit la notion de « création rhétorique » à propos de l’oeuvre de Lucien. Il poursuit son analyse en ces termes :

 

 « Pourtant, il s’agit indiscutablement d’un développement de la pratique rhétorique ; et pour en préciser finalement la nature, c’est un développement dans l’usage qui est fait par les hommes de lettres des éléments de composition tels que les écoles hellénistiques et impériales les enseignaient. Ces éléments[…] sont bien là, et exercent une influence profonde. Pourtant, chez Lucien du moins, ils sont transformés[...]. »[24]

 

  Lucien reprend à son compte la tradition issue de la culture classique et de l’enseignement rhétorique, mais il ne s’en contente pas : « Si Aristide est bon élève, Lucien est artiste. »[25] Cette qualité de l’éducation que notre auteur a reçue l’a amené au métier de sophiste itinérant, métier fort prisé alors et qui permettait de bien gagner sa vie comme nous l’indique la Rhétorique dans La double accusation :

 

« Quand il lui prit envie de voyager pour montrer qu’il avait fait un beau mariage, je ne le quittai point malgré cela, je le suivis partout, je me laissai conduire par monts et par vaux, et, en le parant et l’attifant, je le rendis illustre et renommé. Je n’insiste pas sur nos voyages en Grèce et en Ionie ; mais quand il voulut se rendre en Italie, je traversai avec lui la mer Ionienne, et à la fin je l’accompagnai jusque dans la Gaule où je lui procurai des richesses considérables .» [26]

 

Lucien est comme le dit Emile Chambry dans sa préface un « élève des sophistes », et M. Bompaire, dans son ouvrage Lucien écrivain : imitation et création, le souligne en disant :

 

 « l’importance de la théorie et du catalogue des topoi dans la rhétorique antique... la plupart des manuels en traitent avec minutie. Ces inventions sont bien faites pour nous étonner, mais leur existence apporte une contribution essentielle au travail de l’écrivain du IIe siècle. Bon nombre des ‘ idées’ de Lucien et pour une part son imagination même sont alimentées consciemment ou inconsciemment, directement ou indirectement par de tels répertoires... on constatera le rôle décisif que joue la réminiscence scolaire dans le choix des thèmes lucianesques »[27] .

 

 Mais ce qui révèle probablement le plus l’écrivain cultivé, c’est le style de Lucien.

 

 

 

4) Un écrivain de style.

 

   En effet, le style de Lucien a toujours été considéré comme très pur, à tel point que M. Croiset, cité plus haut, fait de Lucien le premier des Atticistes. Son oeuvre est truffée de références stylistiques, de tours littéraires empruntés à Platon, Démosthène ou Hérodote. On peut comparer, pour s’en donner une idée, l’écriture de Lucien à celle de Giacomo Leopardi dans ce qu’on appelle ses oeuvres morales, qui sont en prose. Par exemple, l’Éloge des oiseaux est un texte qui semble traduit du grec, et il l’est dans une certaine mesure, c’est à dire que l’auteur emprunte des tournures de phrases à Platon, le cite même parfois, tout cela dans un style que l’on pourrait appeler ‘hellénique’ [28] qui se souvient de la prose des classiques et qui les imite. Cela n’est pas étonnant dans l’antiquité, mais l’est davantage pour nous qui avons une conception de la littérature autre. La comparaison avec Leopardi rend compte du sentiment que pouvait avoir le lecteur de Lucien cultivé et familier de la littérature grecque. Rien ne lui échappait des références stylistiques, des tours empruntés à tel ou tel auteur classique. Il faudrait aussi le comparer à Anatole France, qui, dit Chambry, est

 

« venu à la suite d’une foule de grands écrivains qui ont tour à tour assoupli et enrichi la langue, il s’est créé un style qui fait songer à Racine, à Montesquieu et à bien d’autres, mais qui n’en a pas moins une rare originalité. »[29]

 

 Ce n’est pas ici le lieu de le faire, mais on trouverait probablement de l’intérêt à approfondir la comparaison. Pour en revenir à l’importance accordée à la forme, qui est, comme on l’a déjà dit, un souci d’époque[30], elle se traduit aussi par la richesse de son vocabulaire, richesse qui n’est pas affectée mais naturelle, Lucien ne recherche pas l’hapax à tout prix. Il convient de citer encore Emile Chambry :

 

« [...] Lucien varie toujours ses termes, et il le fait avec une facilité parfaite, parce qu’il a, je crois, le vocabulaire le plus riche de tous les écrivains grecs. » [31]

 

Pierre Maréchaux partage cet avis dans la préface de son édition des Amours, chez Arléa ; il dit de bien belle manière :

 

«Il est difficile de trouver un écrivain dont le vocabulaire soit plus étendu, plus constamment surprenant et, en même temps, plus exquisément faisandé, plus heureux dans l’invention. La substance de la langue, qui surgit chez lui imbibée de couleur dans toute sa masse, a l’éclat, l’épaisseur de matière et le feu secret des émaux cloisonnés. Il y a chez Lucien un goût quasi charnel pour les mots, pour leur corpulence ou leur carrure, pour leur poids de fruits ronds qui tombe de l’arbre un à un, ou au contraire pour leur vertu de s’évanouir à mesure au seul profit de leur sillage élargi. » [32]

 

Ce n’est pas d’avoir une grande connaissance lexicale qui est chez Lucien une qualité, mais c’est son utilisation amoureuse des mots. Il est bon de l’opposer radicalement sur ce point à Julius Pollux qui est la cible du texte Un maître de rhétorique[33]. Si ce dernier dresse des listes infinis de mots dans son Onomasticon, ce n’est pas qu’il les aime comme Pierre Maréchaux le dit de Lucien, mais c’est bel et bien pour la montre, la vanité, l’étalage gratuit et complaisant d’une érudition détestable et sans aucune valeur sur le plan intellectuel, s’accompagnant d’une obséquiosité crasse vis à vis de l’empereur qu’il s’agit avant tout d’impressionner pour justifier son statut d’éducateur, et son salaire[34].

 

 

 

5) Lucien, un maître de littérature.

 

Le fait est que Lucien est déconcertant d’aisance. Les cinq premiers paragraphes de Un maître de rhétorique font se succéder, comme pour montrer que le vrai rhéteur est bien celui qui nous accueille dès le début de l’opuscule, les topoi rhétoriques : ecphrasis, allégorie, anecdote historique invraisemblable à propos d’Alexandre, référence à Hésiode, tableau imagé et vivant des routes à suivre pour « marier la Rhétorique », etc. Le premier maître, dans lequel on peut reconnaître Lucien, est le véritable orateur, le virtuose de l’éloquence. Voici comment il propose son programme au jeune ambitieux :

 

« Nous ne te mènerons pas, nous, par quelque route rocailleuse, abrupte et qui te fasse suer tout du long, de sorte qu’épuisé tu t’en retournes dès le milieu du trajet. Parce qu’alors nous ne différerions en rien d’autres qui conduisent par la route habituelle, longue, escarpée et pénible, à laquelle la plupart du temps on renonce. Mais ce qui est remarquable dans notre conseil, c’est que tu gagneras le sommet sans suer, en montant progressivement le long d’un chemin agréable et qui va au plus court, chemin carrossable, en pente douce, cela avec une grande joie, la douceur de traverser des prés bien fleuris, et le repos qu’apporte un ombrage parfait. Sans effort, tu poursuivras ton but, mais bien plutôt, par Zeus, allongé à ton aise et banquetant en laissant tomber ton regard de la hauteur où tu te trouves sur ceux qui ont emprunté l’autre chemin et sont encore au pied de la montagne où commence la voie d’accès, gravissant péniblement le long d’escarpements difficiles et glissants, dévalant parfois tête la première et se blessant souvent sur les rochers rugueux. »

 

L’habileté, l’éloquence sont ostensibles ici, et cela convient assez bien à une démonstration propre à indiquer au jeune apprenti combien le maître qu’il s’est choisi est apte à le guider. Son exposé se fait dans un langage attentif à lui-même, gonflé de mots choisis avec circonspection pour leurs sonorités,  mots précieux et formes affectées. Les adjectifs, par exemple, sont nombreux dans le texte et s’opposent terme à terme dans la description des deux routes. En outre, la description des délices du trajet est exubérante, excessive, propre à enivrer et étourdir notre élève. Le vocabulaire est toujours aussi riche à l’excès et la syntaxe bousculée, entassant des membres de phrases de rythme et de longueur très différentes, donnant ce sentiment de tournis, comme si, à entendre ce discours magistral, une spirale, un courant d’air, nous soulevait de terre pour nous déposer, à notre insu, au sommet de cette colline. Cette longue période montre assez la maîtrise de Lucien et du premier maître. Ici la virtuosité est évidente, elle dit l’ironie du narrateur qui enivre le jeune homme de promesses de succès, et qui montre par là les pouvoirs de la parole. Pouvoirs réels et non pouvoirs d’usurpateur, comme ceux du second maître, qui utilise la pose mais ne se fonde pas sur une connaissance réelle des ressources de la langue.

 

 

Frédéric Poupon

  FIN DE  LA PARTIE I

Publié dans Scripta

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